L’ENA, école de pouvoir et d’art

Anne Cindric a la particularité d’être à la fois peintre et énarque, menant de front une double carrière d’artiste et de haut fonctionnaire. Elle construit une œuvre très personnelle, très féminine, très intense, inclassable et pourtant très éloquente. La galerie Laure Roynette à Paris lui consacre une exposition exceptionnelle.


Anne Cindric devant une de ses toiles par la photographe Micheline Pelletier
 
« Les femmes ont un rôle particulièrement important à jouer dans le développement de la sensibilité humaine (…), encore très largement sous-développée au XXIe siècle dans les sociétés modernes où l’accent est mis sur l’excellence académique et intellectuelle plutôt que sur le développement de qualités humaines telle que la compassion, la tolérance »1. Cette citation du Dalaï Lama s’applique à merveille à Anne Cindric. Sciences Po, l’ENA, voilà une femme qui incarne le pouvoir, l’excellence académique et intellectuelle et dont l’œuvre est imprégnée de sensibilité et d’esprit de tolérance. 
 
Anne Cindric peint les hommes et la guerre, mais sans jugement, sans discours, sans arrogance. Chacun est laissé libre de ses impressions devant la toile. Des Rambos d’opérette y massacrent à tour de bras dans un tourbillon de couleurs. Ses tableaux sont des menaces devant lesquelles on peut rester des heures, stoïque, à s’amuser de leurs détails innombrables. Aux côtés de soldats féroces, des figurines assaillent l’Histoire et jouent à cache-cache avec les effets de matière. Pour la galeriste Laure Roynette, « il n’y a pas d’autorité dans cette peinture. Rien n’est imposé. Elle comporte énormément de portes d’entrée et de niveaux de lecture, et laisse le champ à une interprétation libre du spectateur. Il n’y aucun mode d’emploi, pas de prise de position sur le bien ou le mal ». Au final, une belle définition de la tolérance.
 
On a souvent reproché aux énarques d’être des experts de la falsification du langage. Anne Cindric, également juge au tribunal administratif, parle une autre langue. S’exprimant au nom de l’artiste, Laure Roynette estime que « le magistrat est un être raisonnable, tandis que le peintre se situe en-dehors des critères de la moralité. La guerre est un prétexte, ce qui l’intéresse, ce sont les couleurs, les matières. Créer un déséquilibre, jouer avec les différences pour provoquer une émotion  ». Autrement dit, titiller la sensibilité du spectateur.
 

Crédit photo : B. Cindric

Disparus au combat
 
Bien sûr, la peintre revendique des influences. Et non des moindres  ! Son souci du détail rappelle Jérôme Bosch ; la dualité affichée entre violence et naïveté doit quelque chose à Piero di Cosimo ; le jeu des matières, l’usage de l’espace, le recours aux prédelles font penser aux Primitifs. Nous sommes face à une peinture très ambitieuse et spontanée. « Anne n’a pas d’idée sur ce que sera le tableau une fois fini. Elle travaille de façon risquée, et il reste à la fin ce qu’il doit rester  » rapporte Laure Roynette. Une prise de risques qui confère toute leur puissance à ces toiles. Ces tableaux sont des zones de conflit entre les genres, entre les archétypes féminins et masculins. Une lutte qui justifie le choix assumé de la caricature et de la représentation fantaisiste, « pour faire un monde reconnaissable, mais différent ». 
 
Il y a là un message intime, libidinal, le regard d’une femme sur la virilité exacerbée des guerriers acharnés, pris au piège d’une résistance suave qui les moque. « La guerre est le territoire de l’échec » souligne le critique d’art Jean-Yves Jouannais dans un ouvrage qu’il consacre à Anne Cindric à l’occasion de cette exposition2. L’échec possible de la puissance virile constitue la trame de fond de ces tableaux. Ces guerriers, « on ne sait jamais s’ils envahissent le féminin ou bien s’ils sont submergés » estime de son côté Laure Roynette. D’où le nom de l’exposition : Missing in action, qui reprend l’expression américaine désignant les soldats portés disparus au combat.
 
Par son œuvre, son parcours, Anne Cindric, femme de pouvoir et de création, fait penser à ce qu’annonçait le poète allemand Rilke il y a une centaine d’années. Les femmes « dans leur actuel développement, n’imiteront qu’un temps les manies et les manières masculines, elles n’exerceront qu’un temps des professions qui redoublent celles des hommes. Une fois révolus les tâtonnements qui affectent ces périodes de transition, (…) la femme ne signifiera plus seulement ce qui s’oppose au masculin, mais quelque chose qui vaut par soi, quelque chose qui n’induit pas à penser la moindre complémentarité ni aucune limite, mais seulement une existence : l’être humain féminin.  »3 En regardant les tableaux d’Anne Cindric, on a le sentiment que tel est ce qui se joue dans ces toiles.

Missing in action, une exposition d’Anne Cindric, Galerie Laure
Roynette, 20, rue de Thorigny, Paris 3ème. Jusqu’au 23 juin 2012.

www.laureroynette.com

L’exposition s’accompagne de la sortie de l’ouvrage « Abécédaire de campagne", Anne Cindric par Jean-Yves Jouannais.

1 Déclarons la paix ! Pour un progrès de l’esprit, Dalaï-lama, Stéphane Hessel, Editions Indigènes

2 « Abécédaire de campagne », Anne Cindric par Jean-Yves Jouannais

3 "Lettres à un jeune poète", Rainer Maria Rilke, (lettre du 14 mai 1904).


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Le 10 mai 2012

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