Tarun J. Tejpal : un bon romancier est un agent provocateur

Après avoir exploré l’ampleur du désir et de la passion dans l’audacieux Loin de Chandigarh (2005), le journaliste indien Tarun J. Tejpal signe un second roman, Histoire de mes assassins. D’une plume acerbe, franche et crue, il livre ici un travail monumental sur la soif de pouvoir, la violence et l’injustice, rappelant au passage que la grande majorité de la population indienne reste encore exclue du développement.

Lemagazine.info : Le narrateur d’Histoire de mes assassins est directement inspiré de votre expérience de journaliste. Pourtant, il affiche une grande indifférence au monde qui l’entoure. Pourquoi ce choix narratif ?
 
Tarun J. Tejpal : Mes convictions et mes idées sont effectivement très présentes dans ce livre. Cependant, le narrateur lui-même ne les représente aucunement. En tant que romancier, mon défi était de me glisser dans la peau de tous mes personnages, de vivre leurs opinions de la façon la plus authentique possible. J’ai longtemps lutté pour trouver la voix avec laquelle raconter cette histoire. En effet, je souhaitais aborder toutes les couches de la société indienne : une voix sincère et honnête aurait engendré de banals lieux communs. Quand j’ai imaginé ce narrateur antipathique et désagréable, le livre a commencé à se mettre en place. Cette voix cynique, acariâtre et geignarde m’a permis de désavouer beaucoup de vérités manichéennes et d’idées reçues.
 
Lemagazine.info : Interrogé à la parution de Loin de Chandigarh, vous avez dit que les femmes étaient « de loin plus intéressantes que les hommes ». Pourquoi Sara, la maîtresse féministe du narrateur, est-elle décrite comme une sotte idéaliste alors qu’elle est précisément celle qui recherche la vérité ?
 
T.J.T. : Je maintiens ce que j’ai dit. Les femmes sont de loin plus intéressantes et plus consistantesque les hommes. Le futur est entre leurs mains. Cependant, un bon romancier doit être un agent provocateur, un chercheur, quelqu’un qui doute et qui conteste. Sara est perçue à travers les yeux du narrateur : c’est un personnage complexe qui tente de rendre leur dignité aux assassins. Mais elle est également obsédée par sa propre vérité. Cette absence de doutes, cette conviction inébranlable de sa propre infaillibilité me terrifie. Comme nous l’a appris l’Histoire, la certitude de la pureté de certains a conduit à d’atroces perversions. Comme la plupart d’entre nous, Sara est un exaspérant mélange de bon et de mauvais, de louable et de déplorable.
 
Lemagazine.info : Vous avez vivement critiqué le film de Danny Boyle, Slumdog millionnaire. Pourtant, ce film est lui-même inspiré d’un roman indien, Q&A (2005), de Vikas Swarup...
 
T.J.T.  : Je ne reproche pas au film son large succès commercial. Des films bien moins consistants ont connu ce genre de succès. Par contre, je réfute complètement l’idée selon laquelle ce film brosse un portrait authentique et fidèle de l’Inde. Au contraire, il véhicule un mensonge : les Indiens pauvres auraient une chance de sortir de la misère pour trouver le bonheur et l’opulence. Or, rappelons que le développement de ce pays ne concerne encore qu’un sixième – très urbanisé – de la population. Je trouve donc passablement triste que le monde occidental blanc applaudisse un « film formidable et fidèle à la réalité indienne » réalisé par un homme blanc. Chacun peut réaliser des films sur l’Inde, qu’il soit chinois ou suédois. Du moment qu’il se voit attribuer un mérite en adéquation avec les questions qu’il a réellement soulevées.
 
Lemagazine.info : À une époque où beaucoup considèrent l’Inde comme une puissance émergente, ce roman est-il une façon de remettre les pendules à l’heure ?
 
T.J.T. : Je dirais qu’il s’agit d’une quête de l’authenticité. Je souhaite raconter l’histoire de l’Inde telle qu’elle est. Pas comme l’Occident et une certaine catégorie de gens voudraient qu’elle soit. J’ai une estime limitée pour cette littérature indienne, écrite en anglais, qui se contente de brosser un tableau sommaire de la haute société urbaine. L’Inde a désespérément besoin que l’on raconte ses histoires : les écrivains indiens doivent avoir les aptitudes et l’estomac pour le faire.
 
Lemagazine.info : Loin de Chandigarh était une quête sensorielle, Histoire de mes assassins était donc une quête d’authenticité. Quelle sera votre prochaine étape ?
 
T.J.T.  : Comme je le disais en riant à l’un de mes éditeurs, mon premier livre parlait d’amour, le second de pouvoir. Le prochain, inévitablement, devra aborder la question de Dieu – troisième sommet d’un triangle qui fascine les êtres humains...

Histoire de mes assassins, de Tarun J. Tejpal, Edition Buchet Chastel, 592 pages. En librairie depuis le 3 septembre 2009. 25 €

Retrouvez la version longue de cette interview sur le site d’Audrey Brière http://audreybriere.free.fr/


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Le 10 juin 2010

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