Pippo Delbono : Cette obscurité féroce

Avec "Questo buio feroce" ("Cette obscurité féroce"), à l’affiche jusqu’au 2 février, Pippo Delbono est pour la troisième fois l’invité du Théâtre du Rond-Point. Si la ferveur et le talent de la troupe sont intacts, le spectacle lui-même, méditation baroque sur les approches de la mort, manque un peu sa cible.


Crédit photo : Brigitte Enguerand

L’amour, la maladie, la souffrance et la mort : ces thèmes sont partout présents dans l’oeuvre de Pippo Delbono. Cette fois, il en fait directement le sujet de sa pièce. "Questo buio feroce" est basé sur un récit de l’écrivain Harold Brodkey, atteint du sida. Des extraits du texte, lus en voix off par Pippo Delbono, scandent cet itinéraire d’un mourant en quête de sens.

Carnaval poétique

Dans sa note d’intention, le metteur en scène et acteur évoque "une explosion, une catharsis, une révolte". Son but est d’évoquer l’inéluctabilité universelle de la mort à travers une expérience qui le touche au plus près : celle de la séropositivité.

Comme toujours, le corps, la présence et l’émotion brute sont les maîtres mots de ce carnaval à l’indéniable beauté formelle. Entre dépouillement chirurgical et parade kitsch, la troupe de Pippo Delbono déroule ses fastes bouffonesques sur une scène d’un blanc immaculé. Une mosaïque de tableaux muets, parlés ou chantés, met en scène des personnages hauts en couleur, éclopés ou hiératiques, surgis tantôt d’un cauchemar médical, tantôt d’une toile de maître.

Il y a quelques grandes réussites, comme la scène de l’hôpital où une série de personnages prennent place un à un sur une file de chaises, composant une véritable cour des miracles, pendant qu’une infirmière plantureuse, de dos, hurle une suite de numéros bientôt incohérents. Ou encore, la partie de cache-cache silencieuse de Bobò et Gianluca Ballaré, acteurs "différents" (l’un est microcéphale et sourd-muet, l’autre trisomique), tous deux en costume d’arlequin. Des moments de beauté suspendue, de poésie pure, comme seul Pippo Delbono est capable d’en susciter.

Un sujet trop périlleux ?

Mais traiter directement de la mort comme expérience fondamentale à laquelle nul n’échappe est un défi artistique majeur qui ne supporte aucune faiblesse. Il faut viser juste, et faire exploser le tabou, le déni, l’aveuglement présents dans chaque spectateur. Or "Questo buio feroce" dérive parfois dans la facilité ou l’excès. De tels écarts passeraient inaperçus avec la dramaturgie impeccable d’un texte de Shakespeare, mais sautent aux yeux dès que le texte et la dynamique narrative sont de moindre qualité. Par exemple lorsque Pippo Delbono déclame en voix off, avec cette diction susurrée et un peu affectée qui le caractérise, des platitudes du genre : « Je suis en train de mourir, Venise est en train de mourir, le monde est en train de mourir ». Ou encore, lorsque de la musique retentit à un volume si fort qu’elle annihile toute émotion. Pour faire "rock", les acteurs parlent dans un micro et leur voix résonne avec un effet de distorsion qui prétend donner du poids à leurs monologues. On ne rit pourtant pas à la série de petites annonces de plus en plus obscènes feulées par un travesti en tailleur bleu électrique, pas plus qu’on ne s’émeut pendant l’interview en mauvais anglais d’une femme qui éclate en sanglots à chaque fois qu’elle va parler de son fiancé décédé.

Au final, la pertinence de l’oeuvre ne s’impose pas. La splendeur des costumes, des déplacements dans l’espace, la présence hiératique et engagée des acteurs nous touche, mais l’absence d’une véritable dynamique narrative réduit leur parade à un défilé de mode de très haut niveau. Pippo Delbono, sans doute trop proche de son sujet, s’est laissé entraîner par la complaisance. Reste la beauté formelle, dont on ne se lasse pas, la cohésion manifeste de la troupe où chacun joue sa partition dans une harmonie complète avec les autres, et quelques instants magiques. Mais le public averti sait qu’il y a toujours des moments plus faibles dans l’oeuvre d’un grand maître. Il sera là au prochain rendez-vous.


Pippo Delbono -"Questo buio feroce"- Au théâtre du Rond-point jusqu’au 9 février.

Crédit photos : Brigitte Enguerand.


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Le 21 janvier 2008

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